Je bois donc je suis | Story


De temps en temps, Kreyol Base vous propose de partager une histoire courte se voulant être plus ou moins proche de la réalité des afro-antillais. N’hésitez pas à dire ce que vous en pensez, bonne lecture!


Ce récit est une pure fiction. Par conséquent toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite.

Yohan est un ancien jeune dit « désœuvré » qui a décidé de se reprendre en main après la mort de son oncle d’un cancer du foie. Ayant grandi sans père, son oncle était l’un de ses seuls modèles, son idole. Ce dernier descendait en moyenne une bouteille de rhum par jour mais insultait sèchement quiconque osait le traiter d’alcoolique…Je bois donc je suis? Son oncle ne s’était jamais posé cette question mais en tout cas durant sa vie, l’expression « si pa ni soutirè pa ni volè »(1) a prit tout son sens: tout le monde l’aimait parce qu’il était drôle et amusait la galerie mais lorsqu’il était sobre et parfois mélancolique, il n’intéressait personne d’ailleurs les seuls fois ou Yohan l’a vu refuser un verre tous ses « amis » l’en dissuadaient à coup de « ou ka ripran santéw an men dapréw, pa fè manyè vini pran an kou isSsalop! »(2), suivi de « ahhh la mwen ka rikonnèt boug mwen! »(3).

Durant ses obsèques, le rhum coulait à flot et un hommage lui a d’ailleurs été rendu en tant que « rhumier le plus assidu du quartier »… le cœur de Yohan était en mille morceaux et il sombra dans la dépression, même si son oncle lui avait toujours répété qu’il n’y a que les makoumè (4) et les fillettes qui pleurent. Il en voulais à cette substance qui a détruit le seul modèle qu’il avait au monde et qui avait en même temps contribué à sa « popularité » au niveau local. Lorsque les gens se remémoraient son oncle c’était toujours pour vanter ses prouesses dans ce domaine, jamais pour ses qualités humaines et sa souffrance que seul son neveu comprenait. Yohan finit par se tirer en France car il n’avait plus de joie de vivre, de plus son quotidien était rythmé par les joints et les bouteilles…il rêvait d’une nouvelle vie, finir avec cet enfer dans lequel il s’emprisonnait jour après jour et repartir à zéro.

Je bois donc je suis? C’est la question que Yohan s’est posé à plusieurs reprises durant sa vie en « métropole ». Lorsque vous arrivez des Antilles, la vie n’est pas facile et vous passez souvent de galère en galère: vous vous rappelez aussitôt que votre grand-mère vous répétait sans cesse que la vie n’est pas un bol de toloman. Yohan avait à l’époque décroché un petit boulot dans un commerce: « sé san ayen ki pa bon »(5) lui avait toujours répété son oncle et c’était d’ailleurs sa motivation de tous les jours. Dès les premiers jours Yohan se mit à comprendre le désastre dans lequel des décennies de propagation de clichés et de sketchs en tout genre ont conditionné les esprits. Il était le seul antillais dans cette boite mais n’y voyait pas d’inconvénients, tant qu’on lui montrait du respect.A peine débuté, un jour ou il rangeait des bouteilles d’alcool en rayon, le ton était donné par les responsables: « Bawman sèwe nous un vèwe de ti punch » pendant qu’un autre lui lançait avec humour « un Antillais qui met de l’alcool en rayon… on t’a a l’œil! ».

Yohan n’étais pas venu en France pour jouer donc il s’est vite fait licencier pour avoir fait voltiger une bouteille de whisky sur son ancien patron lorsqu’il a fait la blague de trop: heureusement pour lui, cette dernière ne l’a pas touché. Il se retrouve au chômage mais quelque mois plus tard, décroche un nouveau contrat en banlieue parisienne. Les clichés étaient tout autant installés que dans la campagne ou il était avant, entre les gens qui lui parlaient des différents rhums et le consultaient pour en discuter sans même avoir pris la peine de lui demander s’il en consommait, ou ceux qui l’invitaient à faire des compétitions de celui qui boit le plus, chacun étant censé représenter sa nationalité. La déception se lisait immédiatement sur les visages lorsqu’il coupait court aux conversations: « T’es sûr d’être un timal? » lui répétait-on souvent.

Yohan n’était pas un bon samaritain, d’ailleurs tout comme pour son oncle bon nombre de personne avaient des dossiers sur lui au pays, de quoi lui faire la boucler à jamais s’il s’avisait de faire la morale a qui que ce soit…mais il trouvait réducteur de revendiquer la consommation excessive d’alcool comme un mode de vie et un facteur de virilité donc il décida de faire la différence à son niveau en devenant un exemple pour son entourage proche et en veillant sur ses petits frères sans pour autant les empêcher de profiter de la vie. En effet, comment juger les autres quand on comprend que dans cette société il est plus simple de rester à la place qui nous est attribuée: si Yohan n’avait pas vécu tout cela et qu’il correspondait aux clichés, rien de tout cela ne l’aurait contrarié et son adaptation à cette société pleine de stéréotypes aurait été plus facile, mais à une condition: être ce que l’on attend de lui et rester à sa place pour être bien vu, tu bois donc tu es.

(1) Proverbe créole: si personne n'encourageais le vice, il n'y en aurait pas; (2)Tu reprend ta santé en main? Ne fais pas genre! Viens prendre un verre salopard (ce n'est pas dit de manière insultante); (3)Ahh voila là je reconnais mon pote!; (4) pédé; (5) Proverbe créole: Avoir peu est mieux que ne rien avoir du tout

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